Le  Journal des marches et opérations et le journal d'Ammar

Les lacunes du Journal des marches et opérations de Collo

 

François, 30 août 2016

 

Après avoir relu ton récit de la bataille de Bourihane, Ammar, je me suis reporté aux notes que j’ai prises sur le Journal des marches et opérations (JMO) de la Compagnie de commandement et de services du 75ème RIMA qui avait en charge le poste d’Ali Charef. A la date du 31 mars 1960, un jeudi, voici ce qui est mentionné : « Hk1 [harka 1], Dendar, 2 tués, 1 blessé, récupération de deux fusils de chasse et de cartouches. » Si je lis Derdar, au lieu de Dendar, ne suis-je pas à proximité du lieu que vous nommez Bourihane ?

 

 

Ammar, 31 août 2016

 

 

Tes recherches dans le JMO confirment les témoignages des survivants.

 

Pour le nom de Dendar, c'est la même chose que Derdar, c'est une erreur de saisie, car le lieu de Bourihane se trouve à zeribet Derdar. Cette zeriba, se situe jusqu'à ce jour sur le territoire de Collo, et elle est frontalière avec Tamalous (voir la carte). Bourihane est une parcelle scindée en deux par un chabet qui se prolonge pour former plus bas le chabet Zemouren.

 

Si le rapport mentionne ce qui s'est passé sur la juridiction de Collo, il est très juste pour le nombre de tués et de blessés. Effectivement, Zouaoui avait un fusil de calibre 20, et Messaoud Letrach en avait un de calibre 16. Hocine Chaouech avait un pistolet qu'il avait jeté quelques instants avant sa capture, et ils n’ont retrouvé sur lui que l'étui. Il a succombé sous la torture sur un terrain plat, plus haut que Bourihane, côté Collo : « Nous voyions, un peu plus haut en face de nous, un groupe de soldats qui entouraient Hocine Chaouech ; ils criaient, l'insultaient et riaient » raconte ma mère. Le blessé était Messaoud Letrach.

 

Est-ce que le rapport de Collo a exclu les civils ? Ou bien, deux rapports ont-ils été établis selon la juridiction, Collo et Tamalous ? En outre, il n'y a aucune indication sur la mort d'au moins un harki, qui a été tué par Zouaoui !

 

 

François, 16 septembre 2016

 

 

Il n’est pas question du harki tué par ton grand-père dans le JMO. Mais je n’ai pas réussi à comprendre comment sont enregistrés nos propres morts : d’après ce que j’ai vu, ils ne sont pas toujours mentionnés à la date de la mort, et ils apparaissent parfois dans les états récapitulatifs, que je n’ai pas enregistrés en l’occurrence. Le fait que ce harki ne soit pas évoqué ne signifie donc pas que tes témoins fabulent, même s’il peut y avoir des incertitudes ici ou là.

 

Quant aux femmes qui sont mortes le jour de cette bataille, comment justifier leur mort ? Et celle de la petite Fatiha ? Ne pas les écrire, c’est éviter d’avoir à s’expliquer.

 

Il n’est pas question non plus des prisonnières. Il faudrait voir, en effet, le JMO de Tamalous.

 

Je te dois un aveu, à propos de ce journal des marches. En mars 1960, j’étais l’adjoint du capitaine Michel qui commandait la compagnie, et je collationnais chaque soir les bulletins que nous envoyaient les différentes unités et les chefs de poste du quartier de Collo, la zone tenue par la compagnie. Il est donc possible que j’aie transcrit moi-même cette mention qui concerne ton grand-père, ton grand-oncle et ton oncle. Quand je recevais un rapport où on notait « deux tués » ou « deux prisonniers », sans citer les noms, je le recopiais tel quel. Et c’est ce que j’ai fait pour cette note du 31 mars. Je ne me rendais pas compte qu’un nom sur un papier c’est une sauvegarde pour celui qui porte ce nom. Quelque temps après mon départ de Collo, en août 1960, un commandant a pris la tête de la CCS, et à partir de ce moment les noms sont soigneusement enregistrés.

 

 

Un nouveau témoin du carnage de Bourihane

Ammar, 31 août 2016

 

 

Je me suis entretenu ce 26 août avec Hocine Haddad, un ancien maquisard qui habite actuellement à Constantine. Il m’a raconté qu’il avait passé la nuit avec le groupe quatre jours avant le drame ; ils étaient alors dans les gourbis de Hanafi. Et il m’a mis en relation avec un certain Salah Mechhoud qui habitait dans la zeriba de Mchahed, sur la crête de Guern Aïcha, et qui était caché tout près de Bourihane le jour de la bataille.

 

 

Ammar, 1er septembre 2016

 

 

J’ai rencontré hier ce Salah Mechhoud. Il est âgé de 84 ans et il habite toujours la zone de Guern Aïcha, ce qui m'a permis de visiter les lieux du carnage et de collecter des informations complémentaires et détaillées.

 

 

Ammar, 5 septembre 2016

 

 

Outre ma mère qui avait 14 ans en 1960, il s'avère que c'est le deuxième témoin oculaire de la bataille de Bourihane. Les informations qu’il m’a données concordent en grande partie avec la version que nous avions auparavant.

 

Une chose est sûre : Messaoud Letrach a été transporté avec le cadavre d'un harki originaire de Tamalous (aïn Cheraïa) dans un hélicoptère qui s’est posé sur le lieu même où Hocine Chaouech a été tué ou achevé par un harki. Celui-ci, dont Salah m'a donné le nom, est parti en France juste après l'indépendance ; il est le seul de sa famille qui ait été naturalisé français.

 

 

Ammar, 2 octobre 2016

 

 

Demain c'est férié chez nous à l'occasion du nouvel an de l’Hégire. J'ai programmé une sortie à Bourihane avec un autre Mechhoud, Boudjemaa ben Hadrya Letrach. Nous avons rendez-vous avec un de ses cousins qui est aussi des Mechhoud. Il a dit à Boudjemaa que son père lui avait tout raconté avant sa mort, car il était caché dans la forêt de Oum el Djebah (carte).

 

 

Ammar, 6 octobre 2016

 

 

Mon rendez-vous à Bourihane a confirmé la version qu’Aïcha et Mohamed Chaouech, la sœur et le frère de ma grand-mère maternelle Drifa, m'avaient livrée il y a quelques semaines.

 

Abdelaziz Mechhoud, celui que j’ai rencontré, est aussi le gendre de Mohamed ben Larbi Chaouech, le frère de Drifa, ma grand-mère maternelle. Il est jeune, mais son père, qui était caché tout près du lieu du carnage, lui a raconté ce qu’il avait vu.

 

Voici ce qu’il rapporte, d’après le récit de son père, Boudjemaa ben Sebti : « Le 30 mars [1960], des soldats français et des harkis de Tamalous sont arrivés sur les lieux à partir de Bouyaghil. Ils sont passés par la crête de Guern Aïcha et descendus en peu plus bas (toujours côté Collo), et chaque fois ils s'arrêtaient et regardaient une grande carte étalée sur le sol. Ils ont franchi le chabet (le ruisseau) vers Oum El Djebah (côté Tamalous), et là, ils ont de nouveau étalé la carte et l’ont examinée minutieusement en même temps que les alentours. Ils ont quitté les lieux vers Sidi Sama et Zoubia (carte).

 

« Mon père est sorti de sa cachette et il est allé voir âami Zouaoui (oncle Zouaoui), pour lui dire ce qu'il avait vu, et que les soldats avaient bien repéré les lieux. » Il lui a conseillé de quitter son campement... Zouaoui lui a répondu : "Demain je ne passerai pas la nuit ici". Et mon père est parti.

 

Le lendemain de bonne heure, des troupes débarquaient des deux côtés : de Guern Aïcha et de Sidi Sama. »

 

Vous connaissez la suite...

 

 

Sur les lieux du carnage dans les années 70

 

Les noms précédés d'un astérisque ont été modifiés.

 

Bourihane : le mouvement des troupes vers la position des maquisards et l’itinéraire des prisonnières depuis Bourihane, par Oumm el Djebah, Sidi Sama et Zoubia

 

Ammar, 6 octobre 2016

 

Un homme des Mechhoud, d’une cinquantaine d’années, qui était avec Abdelaziz, celui que j'ai interrogé, m'a dit  « Dans les années 70, on faisait pâturer nos bêtes dans la zone de Bourihane et Bouzitoune ; on trouvait des ossements humains déterrés sur les lieux alors qu'on ignorait leur origine. C'est plus tard que nous avons appris qu'un carnage avait eu lieu à cet endroit-là ».

 

L'histoire des ossements est confirmée par un de mes amis qui s'appelle Rabah Haddad et qui est âgé de 53 ans. Il m'a dit : « Quand nous étions jeunes on faisait pâturer nos bêtes et nous avons retrouvé des ossements éparpillés et même des crânes dans les parages de Bouzitoune, tout près du chabet qui sépare les deux communes de Collo et de Tamalous ».

 

Mohamed Chaouech ben Larbi, le frère de ma grand-mère maternelle, m'avait parlé de l'atrocité des tortures qu’Hocine Chaouech avait subies avant sa mort. En croisant son récit avec ceux de sa sœur Aïcha et de ma mère, il apparaît que c'est leur mère Fatma Haddad qui a essayé quelques jours après le carnage d'enterrer les corps des victimes. Elle a voulu le faire parce qu'elle avait vu l'état du corps de Hocine Chaouech. Elle l’a fait avec ses moyens et ses seules forces. Elle a dit à ma tante Aïcha que certains étaient restés en partie déterrés.

 

Un autre Mechhoud, Ali, âgé de 86 ans, que j'ai croisé par hasard avec Abdelaziz Mechhoud, m’a dit : « Je n'étais pas présent le jour du drame... Je ne sais plus où j'étais, mais quelques années après l'indépendance, probablement vers le début des années 70, j'ai été avec mon troupeau de brebis tout près du sentier par lequel tout le monde passait pour se rendre au marché hebdomadaire de Tamalous, un samedi ; je m’étais abrité du vent derrière un lentisque, près du sentier qui traverse Bourihane vers zeribet Derdar, et soudain, j'ai entendu quelqu'un qui disait, "Oh *Aïssa Ben Lakhdar, c'est là-bas que le chien fils de chien a été abattu", et *Aïssa Ben Lakhdar lui a demandé : "Qui l'a tué ?" Le premier a répondu : "C'est le sergent !" *Aïssa lui a demandé : "Qui est-ce ?" ? Et le premier lui a dit : "C'est le neveu de… " ».. C'est un harki qui vit toujours en France où il a été naturalisé. Il n'est plus revenu en Algérie depuis les années 60.

 

Toute cette discussion se passait sans qu’Ali Mechhoud ait été aperçu par les deux interlocuteurs !

 

Mais qui étaient-ils ?

 

Le premier, *Aïssa, avait été maquisard avant de s’engager comme harki en 1958, à Louloudj, à cause d'un malentendu avec ses compagnons. Et le deuxième était harki à Ali Charef. Tous les deux sont morts il y a quelques années.