Yakouta de retour à Bourihane

Ammar, 24 novembre 2016

 

 

Après une longue hésitation et un refus quasi catégorique, voici ma mère qui revient, pour la première fois depuis le 31 mars 1960, sur les lieux du carnage de Bourihane. Gamine de 13 ans à l’époque, elle revient sur les traces de son père tombé au champ d'honneur, l'arme à la main, sous ses yeux, ce jour-là.

 

 

En arrivant, ce n'était pas facile, ni pour elle ni pour moi, de regarder cette forêt et ce chabet, ce ruisseau qui les avaient abrités de l'ennemi pendant quelques jours avant qu'ils soient vendus... Je ne m'attendais pas à ce que Yakouta se rappelle de tout, y compris les oliviers, les rochers, les sentiers, et chaque mètre carré de ces lieux pleins de souvenirs que je découvre pour la première fois du point de vue historique.

 

 

 

Je dois avouer qu'il m’a fallu une longue négociation et plusieurs tentatives, avant que ma mère accepte, enfin, de me faire visiter Bourihane et de me raconter son histoire dramatique à elle et celle des victimes qui sont tombées, ce jour-là, comme des mouches sous les tirs nourris des avions...

 

 

 

Sur les lieux, j'ai rencontré, par hasard, un des petits fils de Mechhoud, qui accompagnait ses brebis avec un sourire éclatant et radieux.

 

 

Tout près de Bourihane, j'ai photographié également la source Aïn Beldia et la Djabia qui, jusqu'à ce jour, sert à faire décanter la pâte d'olive et à extraire l'huile extra-vierge selon un procédé traditionnel. Cette photo me rappelle celle que tu as prise, François, à Sidi Achour et que j'ai consultée sur le site "pour un pays d'orangers".

 

Finalement, ce sont les gens qui ont changé, mais rarement les traditions et les enracinements. Peut-être est-ce cela, le secret de ces maquisards et de cette population paysanne intraitable, insaisissable et infatigable...

 

 

François, 26 novembre 2016

 

 

Cher Ammar

 

Je n’ai pu lire que vendredi le récit du pèlerinage que tu as fait à Bourihane avec ta mère, et ce n’est pas un hasard si j’ai tardé à te répondre.

 

Ma mère m’a rendu mes lettres d’Algérie la dernière fois qu’elle est venue me voir en Bretagne. Voici ce que j’ai écrit le dimanche 4 avril 1960 : « De notre côté, nous avons causé bien des pertes aux rebelles : ils ont perdu 5 ou 6 hommes, en moyenne, tous les jours de la semaine. Depuis lundi dernier [le 28 mars], le capitaine Michel n’a pas dormi une nuit complète : il a monté trois opérations qui n’ont pas donné de très gros résultats mais qui doivent considérablement entamer le moral des rebelles. Jusqu’ici, ils avaient leurs camps, presque leurs postes, comme nous. A présent, ils ne s’y trouvent même plus en sécurité et doivent continuellement se déplacer. »

 

Ecrivant cela, je me faisais l’écho de ce que j’entendais autour de moi. Dans la même lettre, je parle d’opérations de « pacification », avec l’idée, au fond, que les « rebelles » étaient dans leur tort, et surtout qu’ils étaient isolés. Je n’imaginais pas qu’ils soient au maquis avec leurs femmes et leurs enfants, ni que la population, même regroupée, soit acquise à leur cause. C’est seulement plus tard, quand je suis devenu moi-même chef de poste à Aïn Zida, que j’ai commencé à voir les choses autrement. Mais, je l’ai écrit, je n’ai jamais senti sur moi la haine des Algériens à qui j’avais affaire. La réserve, oui. Mais aussi une part de sympathie. Après avoir quitté le poste d’Aïn Zida, j’ai passé quelques jours à Collo, avant de partir pour le poste d’Aïn Tabia. J’ai rencontré dans la rue « de Constantine » deux habitants d’Aïn Zida. Ils ont voulu m’inviter au café maure qui se trouvait sur la droite, un peu plus haut que l’église. J’hésitais à entrer : « N’aie pas peur » m’ont-ils dit, car c’est vrai que j’avais un peu peur. Ils n’ont pas voulu que je paye le café. Et ils m’ont dit : « Tu es resté six mois avec nous, et tu ne nous as pas fait de mal ». Ils ne m’étaient pas reconnaissants parce que je leur avais fait du bien, mais parce que je ne leur avais pas fait de mal…

 

Tu as bien lu : « ils ont perdu 5 ou 6 hommes, en moyenne, tous les jours de la semaine. » Si je l’ai écrit, c’est que je l’ai entendu. Cela mesure l’écart entre ce qui est enregistré dans les archives et ce qui en était réellement. 5 ou 6 hommes… On ne pouvait pas dire qu’il y avait des femmes. Mais ceux qui étaient sur place le savaient.

 

 

 

Le capitaine Michel en direction du camp d’Ali Cherf le 14 juillet 1960. A l’arrière-plan, on aperçoit sur la hauteur les alignements de gourbis. (Photo FM, juillet 1960)

 

 

 

Je pense que cette opération a pu être commandée par le capitaine que tu as vu à cheval avec une carabine sur le dos, au passage de l’oued, sur une de mes photos. C’est le capitaine Michel. Il a pris le commandement de la CCS, et donc des harkas 1 et 2, au début du mois de mars 1960. Je l’aimais bien. Parce qu’il était chaleureux, et qu’il appréciait mon travail. Mais c’était un chasseur (il avait chassé l’éléphant et les fauves), et un « baroudeur ». Il aimait la guerre.

 

Je pense aussi à ta mère. Il n’est pas étonnant qu’elle ait tardé si longtemps à revenir sur les lieux où elle a vu mourir son père. Et peut-être était-ce aussi pour se protéger et vous protéger.

 

Mon grand-père paternel a été tué non loin de Verdun, en 1915, et son corps n’a jamais été retrouvé. Je me souviens, enfant, avoir entendu mon père évoquer ceux qui, orphelins comme lui, faisaient des recherches, et il a ajouté que lui, non. Je devais avoir sept ou huit ans ; je vois encore la grande cuisine où avait lieu cette conversation, la lumière de la lampe au plafond, et je me suis dit qu’il avait raison, qu’il valait mieux qu’il s’occupe de nous…

 

Malgré tout, une des premières choses que j’ai faites, quand j’ai été en retraite, a été de retrouver les traces de ce grand-père. J’ai fait des recherches dans les archives, et je suis allé sur les lieux où il a disparu. C’est la plaine, des cultures, quelques fermes. On les a lancés à l’attaque sur une plaine rase, après une nuit sous une pluie battante, et la matinée sous le bombardement. Toute l’histoire de ma famille a commencé là.

 

En un sens, tu as de la chance que ta mère ait trouvé la force de te dire les choses et de te montrer les lieux.

 

 

Ammar, 4 décembre 2016

 

 

François, je ne peux pas répondre à tes questions sans revenir sur ta longue lettre de la semaine dernière. Ce message bouleversant et émouvant que j'ai lu et fait lire par ma femme et mes frères, est sans doute le résultat d'un passé douloureux que ta famille a vécu.

 

Je trouve également que notre échange d'aujourd'hui ne se serait pas réalisé sans ce passé commun de nos ascendants qui ont été emportés par des conflits et des guerres dont ils n’étaient pas responsables.

 

François, il faut que tu saches que je n'avais jamais eu l'idée de fouiller dans le passé de ma famille avant vous, toi et Jean-Marie, sans la lecture de la lettre magistrale de Jean-Marie publiée sur ton site "Pour un pays d'orangers", sans ce site qui m'a beaucoup éclairé sur les camps ... Etc.

 

Ma mère a eu la force d'aller sur les traces de son père, mais après quoi ? Ça fait un bon moment que je lui demandais. Cette insistance est essentiellement nourrie par nos échanges et les dates de certains événements que nous n'avons pas à Ali Charef.

 

Pour cela, je ne cesse de vous remercier pour ces moments et ces échanges sincères que nous avons depuis quelques mois.