Avec un chef de poste qui torture

9 mai 1961

 

Le sous-lieutenant a été remplacé par un adjudant-chef : vingt ans de carrière dans la coloniale, porté sur les boissons alcooliques, petit, maigre, myope comme une taupe ; dimanche il a eu une crise de paludisme ; son caractère s'en ressent : il est aigri, il n'arrête pas de hurler.

 

Depuis son arrivée, il soumet des hommes et des femmes à la « gégène », aidé par un première classe, un appelé français. Les victimes ont été arrêtées lors de patrouilles. Elles ne sont pas toutes d’ALI CHERF.

 

Le premier à avoir été torturé est un homme du village qui est revenu au camp à 19 heures trente, après la fermeture des portes. Le chef de poste trouve cela bizarre. Il le soumet à un interrogatoire à la « gégène ». Le malheureux lâche, sous la douleur, l'identité de cinq hommes extérieurs au camp, et qui sont à la fois collecteurs de fonds et agents de renseignements... Une section de fellagas circule dans le coin ...

 

Je n'ai pas noté le nombre des personnes soumises à ces tortures, ni la fréquence. Une dizaine peut-être, à la réflexion.

 

J'ai encore dans l’oreille le cri des femmes violentées : «lachoumi ! » me semble-t-il...

 

Ce dont je me souviens, c'est que tous les soldats et sous-officiers étaient écœurés et révoltés par ces pratiques. Je n’ai pas eu, ni aucun d’entre nous, le courage, la force d’empêcher ces agissements. L'adjudant justifiait cette sale besogne par la nécessité d’obtenir des renseignements qui permettraient de combattre les actions des fellaghas. C'est la réponse qu'il faisait au sergent appelé. Prendre un fusil ou un P.M. pour arrêter ces tortures, nous y avons pensé, mais nous n'avons pas été plus loin.

 

Il faut dire que nous étions conditionnés pour encaisser cette barbarie. Honte à nous d'avoir laissé faire, coincés entre ce qui nous était présenté comme une «nécessité» (!) et ce qu'il y avait encore d'humain en nous.

 

Je me souviens notamment d'une femme d'une cinquantaine d'années, nue, dans le gourbi dans lequel ces deux odieux personnages agissaient, le première classe, boucher dans le civil, semblait prendre du plaisir lorsqu'il tournait de plus en plus vite la manivelle pour augmenter l'intensité du courant. Je suis sorti chaviré et c'est tout !

 

Après le départ de l'Adjudant, le 27 juillet, ce fut terminé.

 

J'arrête d'écrire et je consulte ma messagerie.

 

Coïncidence ! Mireille vient d’envoyer un message à la liste des 60 inculpés de Colmar dont je fais partie. Je suis faucheur volontaire depuis 2004.

 

Le 15 août 2010, nous avons détruit à Colmar une plantation expérimentale de vignes transgéniques appartenant à l’INRA et installée en plein champ. Nous sommes favorables à la recherche sur les OGM, mais nous demandons qu’elle se fasse en milieu confiné, pour des raisons de protection de l'environnement et de santé publique. Nous avons été condamnés, en octobre 2011, à 2 mois de prison avec sursis chacun et à cinquante mille euros de dommages et intérêts collectivement. Le ministère public a fait appel, et l’audience doit avoir lieu en juillet prochain.

 

Et Mireille, qui est médecin généraliste, soulève le problème des responsabilités individuelles et collectives :

 

« Cela fait un moment que je me pose la question de la responsabilité du système et des individus. Il me semble que tout le monde effectivement porte sa part de responsabilité et le choix est toujours possible. Mais le courage ou la force nécessaire pour assumer ces responsabilités et ces choix ne sont pas du tout du même niveau selon qu’on est puissant ou un individu lambda. »

 

14 mai 1961

 

Hier, dans la soirée, nous avons allumé un chiffon imbibé de pétrole au bout d'un bâton et nous avons. Baladée cette torche le long des parois de la tente au risque d'y mettre le feu… mais après cet «exploit» des centaines de mouches gisaient parterre !

 

18 mai 1961

 

Je viens de lire une lettre reçue d'un copain, qui a fait ses classes avec moi. Il travaille aux transmissions, au service du chiffre, à Philippeville. Il m'apprend qu'avec quelques autres appelés, ils étaient prêts à arrêter le colonel s'il passait chez les mutins. Cela n'a pas été nécessaire.

Cette lettre fait référence au putsch des généraux, dit aussi putsch d'Alger, qui s'est déroulé du 22 au 25 avril 1961.

 

Nous avons pour chaque tente un jeune Algérien d'une dizaine d'années qui balaie la tente, lave les plats.

 

C'est le même que celui qui lave mon linge. Il est heureux de pouvoir partager nos repas et de recevoir quelques pièces, et nous aussi. Il nous vend aussi des sacs de souches de vigne. Nos rapports sont bons.

 

9 juin 1961

 

Depuis quelques jours le temps est détraqué: il fait lourd, il pleut et c'est tant mieux. La source était presque tarie. Pour remplir quatre jerricans, il nous fallait une bonne heure et cela était vrai aussi pour les habitants.

 

10 juin 1961

 

Nous construisons un bâtiment avec des murs en agglos et un toit en tôles pour remplacer nos tentes. J'appréhende ce que feront la chaleur et le froid avec cette couverture. Pendant la construction, vu la chaleur, je bois plus de cinq litres d'eau par jour.