L'été

5 juillet 1961

 

Les habitants vivent dans des conditions déplorables, à même les ordures, certains logent des animaux dans leurs gourbis.

 

10 juillet 1961

 

Presque chaque jour, vers 11 heures, le vent se lève et brasse l'air étouffant ; ça nous fait du bien.

 

Enfin quelque chose de rafraîchissant : des pastèques que nous vendent les femmes.

 

Depuis trois jours, la forêt Domaniale des BENI-TOUFFOUT est en flammes. Le feu sur les collines ravage les chênes-liège, les pins maritimes, les genêts, les bruyères, les broussailles. La nuit, l’incendie nous éclaire comme en plein jour.

 

Quand le feu s'est éteint de lui-même, c'est un paysage de désolation devant nous sur des kilomètres.

 

Une dizaine de cigognes a survolé le camp pendant quelques heures.

 

Des hirondelles ont fait leur nid dans le toit de diss du gourbi du sous-lieutenant. C'est sympa.

 

Mes parents m'envoient régulièrement du seltiné pour rendre plus acceptable l'eau des jerricans.

 

15 juillet 1961

 

Nous venons de passer deux jours très pénibles : le sirocco soufflait du Sud, étouffant et chargé de sable.

 

Nous nous traînons véritablement, buvant par jour plus de cinq litres d’une eau qui doit faire entre 25 et 30 degrés.

 

19 juillet 1961

 

J'en ai marre de cohabiter avec les Africains qui sont encore présents dans la section : ils sont invivables, menteurs, fainéants, ils prennent des airs de supériorité.

 

Qui de la poule ou de l'oeuf est apparu en premier ?

 

25 juillet 1961

 

La bouffe ne s'améliore pas. Il y a moins de nourriture et de moins bonne qualité. Nous avons un crédit pour nous approvisionner mais la vie a augmenté et le crédit est resté le même. Pommes de terre : 55 francs le kilo – Bananes : 180 francs le kilo – Haricots verts : 320 francs le kilo – Boeuf congelé : 575 francs le kilo.

Les prix sont en Francs d’avant 1958, à diviser par cent pour les convertir en « Nouveaux francs … et par 655,96 pour évaluer la valeur en Euros...

 

Photo JMM 1961-16-Avion Nord-Atlas ravitailleur

 

Nous avons une envie folle de manger des haricots verts. Le prix demandé nous fait sacrifier d'autres denrées moins chères. Nous passons une commande avec notre radio. Un avion bipoutre nous parachute ces fameux haricots quelques jours plus tard. Quelle joie ! Les haricots sont là, bien gros et bien dodus... Quelle déception ! Ils sont immangeables... Ils sont tellement ligneux que ce pourrait être des morceaux de bois. Au prix du kilo, que de regrets !

 

Depuis quelques jours, nous habitons le bâtiment. Il y fait chaud, mais c'est mieux que sous la tente et c'est surtout moins sale et moins poussiéreux.

 

1er août 1961

 

Un Aspirant vient d'arriver. il remplace le sous-lieutenant qui a pris le relai de l’adjudant il y a quelques jours.

 

Les femmes nous vendent des pastèques au prix de 100 francs l'une, c'est le même prix pour le kilo de raisin. C'est cher pour nous, mais tant mieux pour elles.

 

Quelques-uns d'entre nous sont invités à la circoncision d'un gamin de 8 ans. Il n’y a pas d’anesthésie et le gamin pleure de douleur. Après cette cérémonie, quelques femmes et fillettes dansent. Nous sommes et touchés et pleins d'attention. Assis en rond, elles nous offrent du thé que nous acceptons avec reconnaissance pour cet égard, nous les colonisateurs.

 

Photos JMM Ali Cherf 1961-52, 54 et 57-Fête pour la circoncision d'Ahmed Maameche

 

4 août 1961

 

Le sergent africain est parti en retraite et je deviens chef de groupe avec la responsabilité d'un chef de groupe et la solde d'un caporal !

 

[Moi qui avais refusé de faire le peloton de sous-officiers pensant rester en Allemagne, c'est gagné !].

 

Les figues de barbarie sont mûres et nous en mangeons des quantités.

 

8 août 1961

 

Depuis quelques jours, j'ai mal au ventre, les latrines me voient défiler une dizaine de fois par jour.

 

Lors d'une rencontre avec le capitaine de la compagnie, le sergent appelé s'entend dire que la section d’ALI CHERF n'a pas beaucoup de résultats dans la lutte contre les fellaghas. « Je tiens à revoir les Vosges » répond-il. Et le Capitaine d'ajouter : « Vous avez peut-être raison ».

 

18 août 1961

 

En ce moment, nous mangeons très mal, en quantité et en qualité.

 

 Photos JMM 1961-42 et 43-Enfants du camp d’Ali Cherf

 

Que dire des enfants qui n'ont même plus nos restes !

 

Heureusement pour nous, de loin en loin tuons un sanglier qui nous permet de tenir.

 

Et ce bâtiment, avec ses tôles surchauffées, il est étouffant jusqu'à deux heures du matin ; heureusement qu'il nous apporte un peu plus de commodités et moins de saleté.

 

23 août 1961

Photo JMM 1961-Bouzid Nettour et Jean-Marie Mire avec un marcassin

 

Le 15 août, nous avons tué deux femelles ; hélas, il y avait aussi quatre marcassins que nous n'avions pas vus dans les grandes herbes. En ramenant ces deux laies, les petits nous ont suivis jusqu'au camp. Nous en avons tué trois et gardé le quatrième pensant pouvoir l'élever. C’était sans compter notre manque d'expérience et notre manque de nourriture.

 

J'ai toujours mal aux intestins et me traîne péniblement à quatre pattes jusqu'aux latrines distantes de plusieurs dizaines de mètres du bâtiment ; ceci plus d’une douzaine de fois par jour. Finalement je serai hospitalisé, quelques jours à COLLO, pour une lambliase qui m'a mis sur le flanc.

 

L'infirmier africain est parti en retraite il y a quinze jours. Il est remplacé par un appelé français originaire des Vosges. C'est un rigolo aux nombreuses histoires et au baratin sans fin. Il m'amuse beaucoup et m'aide à passer le temps. Je suis souvent à l'infirmerie à le regarder soigner les habitants tout en l'écoutant raconter ses blagues, faire de l'humour… Il a de la gouaille à revendre !

 

J'ai appris plus tard comment il avait atterri à ALI CHERF : il était en poste à KERKERA et courtisait une institutrice ; pas de chance pour lui, il avait un concurrent : le capitaine de la compagnie qui, pour s'en débarrasser, l'a expédié à ALI CHERF, pour notre plus grand bonheur mais peut-être pas le sien.

 

 Fin août 1961

 

Un jour, le vieux BEKKOUCHE (je ne connais pas son prénom), habitant un des gourbis situé en-dessous de l'infirmerie, à droite de l'entrée du camp, m'a raconté ce qui suit : « Caporal, tu sais l'autre jour, vous êtes sortis pour la corvée de bois ou la chasse aux sangliers. Vous êtes passés en bas du djebel ; mon fils avec son groupe de «fellouzes» était posté au-dessus de vous. Ils avaient une AA 52, une mitrailleuse moderne prise sur un véhicule blindé français. Ils vous ont regardés passer sans problème ». Et ce propos était dit sur un ton et un air malicieux.

 

Je crois avoir compris que si nous étions encore en vie et si je peux vous raconter cette histoire, c'est peut-être parce que nous avons eu des rapports corrects avec les habitants d’ALI CHERF, hormis ce qu'a fait l’Adjudant-chef, ce qui n'est pas rien. Cela veut dire aussi que des relations existaient, bien plus grandes que celles que nous pouvions supposer entre les habitants du village et les fellaghas. Merci vieux Fellouze pour cette relation je peux dire affectueuse et complice que nous partagions.