La vie au jour le jour

15 février 1961 suite

 

En février, à notre arrivée, il n'y a pas de légumes ni de fruits à l'extérieur du camp. Un G.M.C. vient quelquefois, sous escorte, pour amener des sacs de semoule qu’on répartit dans les familles, au prorata du nombre de personnes.

 

Le très peu que nous laissons de nos repas (nous sommes souvent sous-approvisionnés) est aussitôt dévoré par les quelques enfants qui viennent, petit à petit, dans notre espace. Pour des raisons de sécurité, nous ne pouvons en admettre qu'un petit nombre. Et toujours les mêmes. Je me rappelle avoir vu des enfants manger des épluchures sur notre tas d’ordures, pourtant peu garni.

 

24 février 1961

 

Notre ravitaillement et notre courrier arrivent tous les dix jours environ. Une trentaine de militaires se trouvent dans le camp. Une quinzaine de harkis complète l'effectif. Ils vivent dans les gourbis avec les habitants. La discipline est plutôt relâchée, cela nous change du mois dernier. L'éclairage, une fois la nuit tombée, se fait avec des bougies. Beaucoup de poussière sous nos tentes lorsque le vent souffle.

 

26 février 1961

 

Pluie depuis deux jours. Au sommet du piton, nous pataugeons dans une vingtaine de centimètres de boue. Nos conditions de vie sont insoutenables. Pour les habitants, c'est pire. Les gourbis sont au niveau des ruelles ; les rigoles minuscules qu’on y a creusées ne font pas un réseau d’évacuation ; avec le ruissellement, il est facile d'imaginer que l'eau et la boue franchissent les portes.

 

Un sous-lieutenant a remplacé notre premier chef de poste.

 

En creusant un trou de quarante centimètres dans notre espace, nous avons découvert un squelette. Le sous-lieutenant a voulu prélever un crâne, mais il l’a cassé involontairement : une racine d'arbre l’avait traversé par les trous des oreilles. Nous avons appris que le camp était installé sur un ancien cimetière.

 

1er mars 1961

 

En bas du piton, à l'Ouest et au Nord, à quelques centaines de mètres, coule l'Oued GUERGOURA : 5 mètres de largeur et 30 centimètres de profondeur. Nous nous approvisionnons en eau à la source, située au Sud dans un petit cirque, à plusieurs centaines de mètres. On utilise une brêle, sorte de mulet rustique, portant un bât où on attache quelques jerricans.

 

Photo JMM 1961-37-Corvée d’eau avec un mulet

 

Ce sont les femmes qui, journellement, font les «corvées» d'eau, de bois, de jardinage...pendant que les hommes se font dorer au soleil. Il arrive que ceux-ci aillent couper le bois et bêcher les lopins de terre.

 

6 mars 1961

 

Depuis 5 jours nous n'avons plus grand chose à manger, il n'y a pas eu de ravitaillement.

 

Qu'en est-il des habitants dans ce mois de mars, sans récolte, sans fruits à cette époque de l'année?

 

Samedi un petit avion a largué notre courrier : c'est déjà quelque chose.

 

Photo JMM 1961-12-Lit de l’oued Cherichar

 

Avec la pluie, l'oued GUERGOURA a doublé de volume en quelques minutes. L'oued est la fierté des habitants. Son affluent, l'oued CHERICHAR qui passe près du camp, à l'Est, est très souvent à sec. En réalité, sur plusieurs mois, je n'y ai vu de l'eau qu’une à deux fois. Seule la pluie semble l'alimenter.

 

Sur le flanc Ouest du camp se trouve le massif de « La Forêt Domaniale des BENI–TOUFFOUT» d'une hauteur de 200 à 400 mètres. Altitude assez importante, puisque nous sommes presque au niveau de la mer.

 

7 mars 1961

 

C'est la période des semailles, nous escortons des habitants jusqu'à leurs lopins de terre ; ils plantent aussi des pommes de terre, coupées en 4 à 5 morceaux, des pois sauvages qui ressemblent à des pois mais sont aplatis et plus pâles, des fèves.

 

Cette nuit, je suis de garde et les hurlements des chacals m'accompagnent. Les cris sont plus aigus et plus stridents que ceux des chiens avec des modulations et des variantes.

 

On ne risque pas d'être touchés par la civilisation ici avec le transport à dos de mulets et de brêles, l'éclairage à la bougie et le ravitaillement par les « corbeaux ». Nos conditions de vie sont quand même beaucoup plus favorables que celles des habitants parqués comme ils le sont.

 

11 mars 1961

 

C'est la fête des Jonquilles à GERARDMER, mais ce rappel n'a aucune incidence sur la vie du camp. Nous commençons à ressembler à des sauvages avec des cheveux non coupés depuis des mois et une barbe qui commence à fleurir. Il est vrai que nos moyens sont limités surtout pour ce qui est de l'eau : un casque lourd de ce précieux liquide par jour pour chacun d'entre nous, c'est peu... Heureusement un petit Algérien d'une dizaine d'année nous aide pour notre lessive ; il vient de me laver mon sac à viande et mon pyjama qui n'avaient pas vu l'ombre d'une goutte d'eau depuis plus d'un mois et il le fait bien. De la nourriture et de l'argent servent pour le troc.

 

12 mars 1961

 

C'est la fin du Ramadan, mais ici pas de méchoui, les habitants sont trop pauvres. Il y a quelques jours, avec deux harkis et un soldat nous avons trouvé 25 femmes et enfants à plus d'un km du camp, de l'autre côté de l'oued, dans «la zone interdite». Ils sont passibles de prison. Nous les ramenons au camp.

Une corvée de bois et d'eau leur a été infligée. C'est à la fois peu et beaucoup.

 

23 mars 1961

 

Dans le camp, il est question de faire une école [elle ne verra pas le jour pendant notre présence].

 

Nous avons aménagé nos latrines en perçant des trous qui permettent le passage de feu et de fumée qui brûlent les odeurs et la « vermine ». C'est beaucoup plus vivable pour nous.

 

Je ne me suis pas interrogé sur les moyens des habitants dans ce domaine ; il me semble qu'ils évacuaient chaque matin ce dont ils s’étaient soulagés dans des récipients.

 

30 mars 1961

 

Les Africains sont peu à peu remplacés par des Français et c'est tant mieux. Depuis quelque temps, nous avons des difficultés relationnelles. Est-ce, pour eux, le fait de repartir dans leur pays. Ils sont devenus susceptibles : quand quelque chose leur est demandé, ils font semblant de ne pas comprendre, de se sentir victimes. Le mieux est encore de faire le boulot à leur place.

 

Trois hommes du village sont en prison pour 8 à 10 jours : ils avaient des haricots dans leurs poches et voulaient sortir sans laissez-passer. Finalement leur peine se transformera en travaux « d'intérêt général » : aller couper du bois et balayer le poste.