La bataille de Bourihane le 31 mars 1960

Le site de Bourihane (Photo Ammar Foufou 11/11/2016)

 

 

Ammar, 1er août 2016

 

Le 31 mars 1960, de très bonne heure, avant même le lever du soleil, des avions ont survolé zeribet Derdar et Zemouren, jusqu'à Guern Aïcha, mais sans lancer de frappes. Quelques minutes plus tard, des soldats, sortis de Bouyaghil et de Zoubia, sont arrivés en masse pour boucler et ratisser la zone de Bourihane, à l’Ouest de Guern Aïcha. Ils venaient de Tamalous, des Beni Salah.

 

L'hypothèse d’une dénonciation a surgi aussitôt dans l'esprit des maquisards en réalisant qu’ils étaient déjà cernés. Ils ont emprunté le chabet (le ruisseau), pour se cacher et s'apprêter à se défendre, car la zone est peu rocheuse.

 

Selon le témoignage de ma mère Yakouta, toujours vivante et toujours traumatisée depuis ce temps-là, les harkis connaissaient très bien le coin et se parlaient entre eux en arabe. Ils savaient pertinemment que le groupe était là.

 

Les avions (je ne sais quel type d'avion) ont commencé à tirer et à lancer des bombes au napalm, la forêt a pris feu et les maquisards et leurs familles ont été piégés entre le feu et les harkis impatients de capturer des combattants de la valeur de Zouaoui et de Messaoud Letrach, son gendre.

 

D’après ma mère, un avion a repéré le groupe en apercevant un des hommes le long du ruisseau qui marque la limite entre les douars Zeggar et Béni Zid. Les tirs ont cessé et les avions ont survolé la zone tandis que les soldats s’avançaient, malgré le feu qui commençait à faire des dégâts, mais la forêt n’était pas très dense. Les femmes n’avaient sans doute pas été vues. « D'un seul coup, on entend deux coups d'un fusil de chasse : c'était Dada (mon père en arabe algérien traditionnel), je reconnais son fusil. Quelques secondes après, on entend un harki mettre en garde l’un des siens : "Aw Zadek ya Achour (Attention Achour, il va vous en rajouter) ". Et un autre coup est parti, mieux ajusté. Entre temps, j'avais vu mon père se déplacer d'un rocher à l’autre, et c’est alors, qu’il a reçu le coup fatal, à la tête, tiré d’en haut par un harki. »

 

 

 

Yakouta Chaouech, la mère d'Ammar Foufou, désigne l'endroit où son père est tombé le 31 mars 1960 à Bourihane (Photo Ammar Foufou, 11/11/2016)

 

 

Selon les témoignages, mon grand-père a touché mortellement deux harkis avant d’être lui-même tué sur le coup. Son vœu était de ne jamais tomber vivant aux mains de l'ennemi, surtout les harkis de Beni Salah ou des Beni Mehenna.

 

C’est à ce moment-là qu’ayant vu Zouaoui tomber à quelques mètres de lui, son gendre, Messaoud Letrach, lève les mains et jette son arme pour se rendre. On m’a dit aussi qu’il avait été blessé à la jambe.

 

Hocine Chaouech est à son tour capturé vivant sans avoir tiré un seul coup de feu.

 

Une fois les deux hommes arrêtés, et Zouaoui tué, les avions ont repris le bombardement intensif de la forêt avec des bombes au napalm et des tirs de mitrailleuse, afin d'éliminer d'éventuels fuyards ou survivants.

 

Ma mère décrit aujourd'hui la scène d’après ses souvenirs : « J'ai vu de mes propres yeux ma tante Baya, l’épouse de Hocine Chaouech, recevoir devant moi un éclat, je ne sais pas où, mais elle tenait son visage à deux mains et le sang coulait et descendait sur sa poitrine, et elle a fini par tomber sur moi. Ma mère Drifa l'appelle et la touche : " Ellah yerhamha, ça y est, elle est morte ". Quelques secondes plus tard, Nouara Toumi, l’épouse de Messaoud Abdenouri, succombe à son tour, son bébé entre les bras, une petite fille de quelques semaines ; ma mère Drifa prend le bébé déjà dans un état critique à cause du feu et de la fumée. Dehbia Haddad est tuée elle aussi par les balles et les éclats de bombes, car les avions lançaient toujours des tirs nourris.

 

« Subitement une bouteille de gaz tombe sur nous et les branches de lentisque qui nous protégeaient prennent feu et aussi la robe de fortune de ma sœur Fatima dite Eldjouhar, âgée de 10 ans à l’époque, et toujours en vie à ce jour. Elle pousse un cri innocent et terrible à la fois qui a fini par être entendu par les soldats qui ratissaient autour de nous. » Ma grand-mère Drifa saisit des branches et de la terre pour éteindre le feu de la robe de ma tante, toujours traumatisée et qui porte encore les cicatrices des brûlures sur son dos.

 

Les tirs cessent subitement lorsque les assaillants se rendent compte de la présence des enfants et des femmes dans la forêt. Les soldats avancent et les découvrent dans un état critique, et quel état ! Les harkis les regroupent et leur demandent s'il y en a d'autres avec elles. Ils les ont fait sortir de la forêt pour prendre le chemin de Tamalous en passant par Oum el Djebah où le bébé de Nouara Toumi a été déposé mort sur l'ordre d'un soldat français. Son père, Messaoud Abdenouri, qui était maquisard, était absent ce jour-là. Il ne l’avait vue qu’une seule fois, quelques jours après sa naissance.

 

En définitive, nous avons eu six morts et huit prisonniers, ce 31 mars 1960 à Bourihane.

 

Mohamed Foufou dit Zouaoui, mon grand-père maternel, est tombé le premier. Hocine Chaouech, le père de Fatima qui, plus tard, s’est occupée de la fouille dans le camp d’Ali Charef, a été capturé vivant et torturé à mort, sur place, par un groupe de harkis. Mortes aussi, tuées par le bombardement, Nouara Toumi et son bébé, Baya Foufou, sœur de Zouaoui et épouse de Hocine Chaouech, et Dehbia Haddad. Elle avait elle aussi un enfant de trois ou quatre ans, Salah Haddad, mais il n’était pas à Bourihane ; il était chez son oncle paternel, Djelloul Haddad, qui a continué à s’occuper de lui par la suite. Il est toujours en vie et il a soixante ans maintenant.

 

Messaoud Letrach qui s’était rendu a été interrogé et emprisonné à Collo... Ses aveux ont été fatals pour notre famille comme on le verra plus tard.

 

Et les femmes ont été emmenées comme prisonnières, avec leurs enfants : Drifa Chaouech, ma grand-mère, l’épouse de Zouaoui ; ses filles : Yakouta, ma mère, âgée de 13 ans, Nouara, âgée de 7 ans, Fatima dite Eldjouhar, et Fatma, la femme de Messaoud Letrach. Prisonnière aussi, Aldjia Zeggari, épouse d’un autre maquisard, Aïssa Letrach ; elle a fini par se suicider dans le camp d’Ali Charef : elle s’est égorgée quelques semaines plus tard. Elles ont été conduites en prison à Tamalous où ont commencé les interrogatoires et les tortures, notamment pour Fatma et Aldjia Zeggari.

 

Faite prisonnière avec les autres, Messaouda Foufou était enceinte. Elle était l’épouse de Belkacem, fils de Zaoui et de Drifa, maquisard lui aussi, qui n’était pas sur place. Elle a été transportée par hélicoptère à Collo pour être interrogée, pensait-on, et faire pression sur son mari.