De Bourihane à Tamalous

 

François, 1er août 2016

 

C'est la première fois que je lis un tel récit, Ammar.

 

Quel âge avait ta mère, au moment où son père, ton grand-père est mort ? Je ne sais pas si elle vous avait déjà raconté cette histoire, mais elle mérite d’être conservée, et que vivent tous les tiens dans nos mémoires, à nous aussi. Car malgré le désir d’amitié qu’on peut avoir, on ne peut pas faire que tout cela n’ait pas existé.

 

Ammar, 2 août 2016

 

Tout à fait François. Cette histoire ancienne est racontée pour la première fois par ma mère Yakouta. Elle était âgée de 13 ans en 1960.

 

François, 1er août 2016

 

Sais-tu si quelqu’un a pu récupérer le corps du bébé de Nouara Toumi et si on a rendu le corps de Hocine Chaouech. Sa fille, Fatima, savait-elle ce qu’il avait souffert ?

 

La mort de Fatiha Abdenouri

Ammar, 2 août 2016

 

« Les prisonniers et les soldats ont pris la direction de Bin El Ouiden en passant par Sidi Sama, selon le deuxième récit de ma mère qui s'est rappelé de beaucoup de choses une fois le sujet de nouveau sur la table. La fillette était portée par Aldjia Zeggari qui, en arrivant près d'el Kharba, a constaté qu’elle était en train de gasper [respirer comme à l’agonie], et elle a prévenu un harki : « La fillette est sur le point de mourir entre mes mains, comment faire ? ». Le harki a averti un soldat français qui a arrêté le convoi. Il est venu voir le bébé de près et il lui a ordonné de la déposer sur le bord de la route ».

Messaoud Abdenouri,le père de Fatiha, en 2017 (Photo Ammar Foufou)

 Messaoud Abdenouri, le père de Fatiha, en 2017 (Photo Ammar Foufou)

 

Son père, Messaoud Abdenouri ne savait rien de tout cela. Il était à Bourihane la veille du carnage mais, appelé en urgence par ses compagnons d'armes, il avait pris la route vers El Goufi. Et il confirme que, jusqu'à ce jour, il ne s'est plus rendu sur les lieux depuis 1960. Après l'indépendance, il est venu voir ma grand-mère Drifa. Elle lui a dit que la fillette était mourante et n'avait aucune chance de survivre. Mais il a appris qu'elle avait été « enterrée dans le cimetière du coin par un certain Hanafi Rabah ben Smaïn, à l’occasion d’une sortie du camp de Zoubia ».

 

Je lui ai demandé comment s’appelait ce bébé ! Après un profond soupir, il m’a répondu d'une voix grave et d'une tristesse rare : « Je ne lui avais jamais donné de prénom, mais je vais l'appeler "Fatiha" et tu dois noter cela pour mettre une stèle très prochainement sur le lieu de Bourihane et elle sera avec les autres dans la liste des martyrs. »

 

Oooooouuf ! J’en ai eu froid dans le dos et je meurs de tristesse et de honte, car je ne savais pas que le sujet est plein de mystère et de gravité. J'ai senti qu'il porte toujours un fardeau à cause de la perte de sa petite fille "Fatiha".

 

Ammar, 23 août 2016

 

Voici la suite de l'histoire de la bataille de Bourihane, rapportée d’après les témoignages que j'ai pu collecter ces derniers jours.

 

Je dois avouer que je suis en train de piocher dans un univers d’une cruauté dont je n’ai jamais douté, mais ce que j'apprends sur ce qui s’est passé dans la famille est inédit pour moi. Je découvre des individus toujours choqués et peinés par un passé qui n'avait jamais été délivré ni raconté.

 

« Nous avons quitté la zone de Bourihane à la tombée de la nuit, dit ma mère, et le convoi constitué de soldats français, de harkis, de blessées et de prisonnières, femmes et enfants, était pressé de sortir de cette zone boisée. L'image de la fillette qui gaspait entre les mains d’Aldjia Zeggari est toujours dans ma mémoire.

 

« Tout au long de notre chemin vers Tamalous, nous avons été bien traitées. Ils nous ont donné à manger et à boire, ils ont même partagé leur propre repas avec nous, du pain et de l’eau. Les petites filles épuisées de fatigue et traumatisées par ce qui s'était passé tout au long de cette journée infernale ont même été portées par des soldats au franchissement des endroits difficiles et des ruisseaux. »

 

Parallèlement, Messaouda, l’épouse de Belkacem, qui était enceinte de Mohamed, a été traitée à part et avec soin.

 

La distance entre Bourihane, le lieu du carnage, et Bin El Ouiden, le point d’embarquement à bord d’un camion, est de 5 km environ.

 

« De Bourihane jusqu'à notre arrivée à Tamalous, je n’ai pas le souvenir que ma mère Drifa ait dit un mot. Quelques années plus tard, j'ai compris pourquoi elle était plongée dans un silence profond, car cette tristesse extraordinaire n’a pas quitté son visage jusqu'à sa mort en 1981, à zeribet Derdar, sans qu’elle se soit remariée. »

 

A gauche, Drifa Chaouech (Photo JMM 1960). Au centre Mohamed ben Belkacem Foufou né quelques semaines après le carnage de Bourihane, et sa grand-tante Aïcha Chaouech (Photo AF 2016). A droite, Mohamed Chaouech (Photo AF 2016)

 

Lors de mon entretien le 22 août 2016 avec Mohamed et Aïcha, respectivement frère et sœur de ma grand-mère Drifa, Aïcha m’a raconté un souvenir précis : «Un jour, Zouaoui est venu nous voir chez-nous, dans la maison de mon père Larbi Chaouech, à Demet Salah, à Zeribet Derdar. Il avait un fusil de chasse calibre 20 sur son épaule. Pendant la discussion, il nous a dit "Tant que je serai vivant, j’aurai toujours ce fusil entre les mains et l’ennemi ne m’aura jamais vivant ; je ne mourrai pas sans prendre mon ami avec moi". Il voulait dire qu’il n’accepterait pas de mourir entre les mains de l’ennemi, ou de mourir au combat sans avoir tué celui qui était en face de lui. »

 

Ma mère ajoute de son côté : « Quant à moi et mes sœurs Nouara et Eldjouhar, nous avions du mal à comprendre : le silence de notre mère Drifa, sur la route de Tamalous ».

 

Du 1er au 8 avril 1960, à la prison de Tamalous, aux mains d'hommes sans foi ni loi.

 

Ammar, 23 août 2016

 

« Nous sommes arrivées en prison la nuit. Des interrogatoires sélectifs et individuels ont commencé »

 

Ma grand-mère Drifa n’a pas été inquiétée après Bourihane et elle n'a pas subi d’interrogatoires en prison. Quant à Messaouda, elle n'était pas avec elles : elle a été transférée à Collo et elles ne l'ont revue qu'après six jours, la veille leur sortie de prison. Selon ma mère, elle leur a dit : « J'ai été bien traitée et je n'ai subi aucune pression ! » Probablement, grâce au bébé qu'elle portait dans son ventre et dont le destin était déjà tracé par Dieu tout puissant. Elle a même subi des examens médicaux à Collo.

 

En revanche, Aldjia Zeggari subissait les pires des sévices : des chocs électriques, des menaces de mort, et toutes sortes de pressions psychologiques. « On l'entendait crier dans une pièce qui n'était pas très loin de notre cellule. » Ces sévices étaient aussi réservés à ma tante Fatma, épouse de Messaoud Letrach, mais avec une intensité moindre qu’Aldjia.

 

Ma mère Yakouta en témoigne : « Je me rappelle bien des instants où elles rejoignaient la cellule, après les interrogatoires et les séances de torture, dans un état lamentable, abasourdies, affaiblies et assommées. »

 

Ces tortures m’ont été confirmées par Aziz Letrach, le fils de Fatma, même si elle n’a manifestement, pas raconté beaucoup de choses à ses enfants, à cause probablement des mauvais souvenirs et de la douleur qu’elle a portés en elle jusqu’à sa mort, au début des années 90.

 

La cellule dans laquelle elles étaient enfermées était sans doute une étable, car elle était pleine de déjections animales.

 

En dépit de la pudeur et du tabou qui caractérisent jusqu'à ce jour les viols et les agressions corporelles et sexuelles que subissaient les femmes, plus particulièrement les proches et les épouses des maquisards, j'ai recueilli ce témoignage poignant de ma mère qui m’a décrit une scène marquante et horrible qu'elle a vue de ses propres yeux en prison à Tamalous.

 

« Une scène est restée gravée dans ma mémoire. Après quatre jours passés dans la cellule-étable, ils nous ont fait croire qu'il n’y aurait plus d'interrogatoire et que notre sortie était imminente : un harki s’est présenté avec celui qui détenait les clés. Ce harki a demandé à Aldjia Zeggari de le suivre. Où ? lui répond-elle, terrifiée, et déjà elle s’était mise debout prête à se défendre ! Il lui a dit : "On a besoin de te poser quelques questions." » Elle refusait car elle avait senti que le monsieur se présentait seul et en dehors des heures habituelles des interrogatoires, et en plus ce harki ne s'était jamais montré avec les individus qui venaient ordinairement pour les emmener à l’interrogatoire. Elle s'est mise derrière Yema Drifa, tétanisée et prête à se battre contre lui. Face à son refus, sa résistance, les supplications et les prières de ma mère Drifa, il l’a attrapée par la main et la traînait vers la porte comme un monstre. « Elle avait compris ce qui allait se passer. Du coup, elle criait à très forte voix et s'accrochait à la porte. Il l’a lâchée précipitamment et il a quitté la cellule aussi vite. Le gardien est arrivé et il a fermé la porte. Ce harki, on ne l'a plus revu dans les rouages. Il voulait lui faire du mal, el kelb (le chien) ! ».