La fin tragique de Si Belkacem

 

Ammar, 2 août 2017

 

 

J’ai déjà noté que d’après de nombreux maquisards, la capture de Messaoud Letrach et ses aveux avaient eu des conséquences tragiques dans toute la région de Collo. C’est vrai en particulier pour notre famille.

 

 

Après la mort de Zouaoui dans la bataille de Bourihane, son fils Si Belkacem, maquisard lui aussi, était installé dans un campement, un « Markez », à Ouada, dans la forêt de Oued El Guebli, sur les hauteurs de Kerkera, à 1 km de Guern Aïcha.

 

 

Si Belkacem était né en 1938 à Zeribet Derdar. Sa mère est Drifa Chaouech.

 

 

Dès son jeune âge, son père Zouaoui, notable du douar, avait tout fait pour qu’il soit instruit. Il a rejoint l'école coranique placée sous la direction de Si Abdellah Nettour et de Si Mohamed Maameche.

 

 

A la faveur de l’engagement politique de son père qui militait dans le PPA depuis les années 40, il est devenu patriote dès son jeune âge. Et contrairement à son cousin Tahar, le fils de Boudjemaa, qui s'occupait avec son père de la culture et du labour, Belkacem a rejoint l'école coranique. Il a appris le Coran à l'âge de 15 ans et il est devenu, à son tour, celui qui enseignait le Coran aux nombreux enfants de Zeribet Derdar. Nombreux sont les sexagénaires d'aujourd'hui qui témoignent et reconnaissent que c'est grâce à Si Belkacem qu'ils savent lire et écrire.

 

 

Grâce à cette activité, Si Belkacem bénéficiait d’un salaire qui a été utilisé pour subvenir aux besoins de sa nombreuse famille. Il a aussi gagné le respect de toute la population des Ouled Zahi et il est devenu un des maîtres les plus estimés pour l’enseignement du Coran et l’écriture des messages, lettres et documents divers.

 

 

Quand j’apprends cela, je demande à mon père pour quelles raisons il n’est pas allé à l'école en même titre que son cousin Belkacem, d'autant plus qu'ils étaient de la même génération et que leurs parents respectifs partageaient absolument tout !

 

 

Tahar se perd dans un silence profond avant de me dire que les dernières années, en 1958, 59 et 60, rien n'allait plus entre les deux frères : la mésentente s’était installée à cause surtout de l'autoritarisme de Drifa ! Il raconte même qu’une fois devenu maître du Coran et de l'arabe à douar Derdar et aux environs, Belkacem, son cousin, recevait, en plus de son salaire, de l'huile et d'autres denrées alimentaires que les élèves apportaient en contrepartie de leur apprentissage. Notre famille était unie, et mon oncle Zouaoui était censé tout partager, tout, les récoltes et les courses... C’est grâce à l'argent de notre récolte qu’il avait payé la scolarisation de Belkacem, qui était ainsi devenu Si Belkacem, éminent enseignant du Coran dans la région. « Et puis, pourquoi, mon père, Boudjemaa, pourquoi ne m'a-t-il pas inscrit au même titre que les gamins de ma génération pour apprendre l'arabe et le Coran ? Je n'ai jamais compris ce qui tournait dans sa tête. »

 

 

Quoi qu’il en soit, Si Belkacem est devenu, sur les traces de son père Zouaoui, un des jeunes très sollicités dans les réunions du FLN, ou pour écrire les actes de mariage... et toutes sortes d’autres choses.

 

 

Ammar, 4 août 2017

 

 

Il s’est engagé dans la lutte armée avec le FLN tout en restant dans la région comme enseignant. Il s’était installé sous les oliviers centenaires de zeribet Derdar, dont il avait fait un refuge où il inculquait le Coran, l'arabe et l’esprit révolutionnaire aux enfants de la région, et même à des élèves plus âgés que lui...

 

 

Ammar, 31 octobre 2017

 

 

Quand l'étau s'est resserré sur la révolution algérienne dans la wilaya 2 dont le siège était à Hadjar Mefrouche, les maquisards se sont regroupés dans des campements en choisissant les zones très boisées comme Bourken, Khemkhoum, Ouada.... Si Belkacem a rejoint Ouada.

 

 

 

 

 

 

Pendant ce temps, Messaoud Letrach, le gendre de Zouaoui, qui avait été blessé et capturé vivant lors du carnage de Bourihane, se trouvait à Skikda à la prison d'el Alia sur les hauteurs de Filfila (les platanes). Durant son séjour en prison, peut-être sous la torture, on lui a fait écrire des lettres (plus de deux) à destination de Si Belkacem, pour lui demander de se rendre, en l’assurant qu’on ne lui ferait aucun mal...

 

 

Si Belkacem était instruit, et de ce fait il était responsable de tous les écrits entre les chefs du FLN dans la région, il détenait des archives et des documents clés, il avait des informations confidentielles sur le fonctionnement des réseaux d'approvisionnement dont son père était responsable...

 

 

De sa prison, Messaoud Letrach a donc fait parvenir des lettres à Belkacem, par l'intermédiaire de Fatma, sa femme, qui était la sœur aînée de Si Belkacem. Elle rendait visite à son mari Messaoud à Skikda, et il lui remettait ces écrits. Fatma était installée dans le camp d'Ali Charef depuis sa libération, après l’emprisonnement à Tamalous qui avait suivi sa capture à Bourihane, le 31 mars 1960. Lors des sorties autorisées du camp d'Ali Charef vers les zéribas, elle rencontrait discrètement son frère Belkacem et lui transmettait ces fameux messages écrits.

 

 

De son côté, deux mois après sa capture puis son installation dans le camp d'Ali Charef, Messaouda, qui vivait alors chez son père Salah Foufou, a donné naissance à Mohamed, le bébé rescapé des bombardements, des flammes et des évènements tragiques de Bourihane. Celui-ci témoigne que Messaouda a été bien traitée et a même eu droit à des visites médicales à Collo là où elle avait été incarcérée. Si Belkacem a appris la nouvelle de la naissance de Mohamed, et il a demandé à sa femme Messaouda de venir le voir avec le nouveau-né. A l’occasion d’une sortie du camp, Messaouda s'est discrètement soustraite à la surveillance des harkis de l’escorte, et elle a eu ce dernier instant avec son époux qui a vu pour la première et la dernière fois son fils Mohamed. Celui-ci témoigne que Belkacem l’a vu, bébé, et qu’il était très content, disant que Zouaoui aurait été très heureux de voir son petit-fils s'il avait été vivant, et que cette naissance avait été voulue par Dieu pour qu’un héritier porte le nom de son grand-père Zouaoui…

 

 

Pendant cette période, Fatma a donc remis à Belkacem les lettres de Messaoud Letrach. Elle a enduré son chagrin et le sentiment de culpabilité jusqu'à sa mort en 1991. Elle disait avec une profonde tristesse et amertume : « Je ne savais pas lire, mon mari insistait pour que ces lettres arrivent à bonne destination... Si j’avais su je les aurais brulées… ».

 

 

Le campement de Ouada où était installé Si Belkacem, comptait une bonne quarantaine de maquisards. Tous des Ouled Zahi.

 

 

Un jour, Ahmed ben Amar Letrach, un des cousins de Messaoud, fouille dans la veste de Belkacem, en son absence, et sa main tombe sur une des fameuses lettres que Fatma lui transmettait. Sans trop se poser de questions, il le dénonce auprès des chefs, présentant la lettre comme une preuve que Si Belkacem allait se rendre et vendre le campement…

 

 

François, 8 février 2020

 

Je ne comprenais pas que tu aies suspendu ton récit à ces mots, Ammar. Je te l’avais écrit, et tu n’avais pas réagi. Je m’aperçois maintenant, en relisant nos échanges, que tu nous avais laissé entendre depuis des mois déjà ce qui était advenu de ton oncle, mais tu ne l’avais pas nommé. On a beau savoir ce qui pouvait se passer, on se refuse à l’imaginer. On y résiste, de crainte d’entrer en jugement, mais il est difficile de retrouver la paix sans consentir à ce que la vérité soit dite.

 

Je reprends donc ce que tu nous avais écrit à intervalles afin de mettre les mots sur les choses.

 

 

Ammar, 31 août 2016

 

 

Jean-Marie, tes photos font des ravages ! J’ai rencontré une femme qui figure sur les photos de la fête de la circoncision et qui se rappelle très bien de l'événement. Elle s'est reconnue, comme elle a reconnu tout le monde figurant sur les photos. Elle est unique et d'une extrême importance pour notre histoire. Je l'ai rencontrée avant-hier 29 août à 16h30 pour lui parler de Belkacem. Mon oncle Mohamed, le fils de Belkacem, était avec moi lors de l'entretien.

 

 

Ammar, 12 décembre 2018

 

 

Cette femme, F.N., habitait au maquis le même refuge que mon oncle Belkacem. Elle avait réussi avec sa sœur, à s'infiltrer dans le camp d'Ali Charef où elle a passé quelques nuits avant de rejoindre à nouveau son mari, avec des couvertures et quelques denrées alimentaires, dans le centre des maquisards de Guern Aïcha. Elle a été surprise quelques mois plus tard par une patrouille de ratissage et embarquée au camp d'Ali Charef. Emprisonnée et torturée, Fatma est restée au camp jusqu'au départ des soldats vers Kerkera.

 

 

Ammar, 4 avril 2017

 

 

En fouillant dans le passé pour reconstituer les évènements survenus à Ali Charef et dans la région de Collo d'une manière générale, je vois qu'une grande partie de la guerre d'Algérie n'a toujours pas été écrite par les historiens et les auteurs qui s'intéressent aux évènements survenus entre 1954 et 1962.

 

 

Je ne sais pas si l'ouverture des archives révélera un jour ce qui s’est réellement passé entre les Algériens sous l'œil bienveillant de la France coloniale ! Je n'en suis pas convaincu car nombreux sont les crimes, les exactions, les exécutions et les tortures qui ne figurent sur aucun PV officiel. Les autres sources écrites sont rares, et la recherche des témoins survivants s'avère difficile vu le temps passé.

 

 

Côté algérien, l'affaire des dépassements et des liquidations d'innocents par le FLN ou en dehors du FLN constitue une page noire et les témoins et les auteurs meurent sans dire un mot au nom des sacrifices consentis pour l'indépendance de notre pays.

 

 

Il y a deux semaines, j'ai demandé à rencontrer, par l’intermédiaire de l’un de ses proches, un ancien maquisard qui vit à Skikda et qui est originaire de Zeribet Derdar. J’ai précisé que j’étais le petit fils de Zouaoui qu'il a très bien connu. Quelques jours ont passé, et il m’a fait demander par le même intermédiaire pourquoi je voulais le rencontrer. Je lui ai précisé que j’étais à la recherche de la vérité sur quelqu’un de ma famille, et que peut-être il pouvait me montrer sa tombe et le lieu où il a été égorgé en 1960.

 

 

Je savais qu'il était l'auteur de l’exécution, avec un complice, un autre maquisard, qui a été tué par un harki en 1960, à Zeribet Zaouia, dans une embuscade. Il m’a fait répondre que la rencontre ne pouvait pas avoir lieu, qu'il n'avait aucun témoignage à me donner sur le sujet, que le jour de l'exécution il n'était pas sur les lieux.

 

 

J'ai pourtant rencontré cette semaine une femme qui a été témoin oculaire de ce crime odieux, et qui m’a confirmé les noms et les prénoms des auteurs.

 

 

Je pense que les témoignages ne suffisent pas pour éclairer ce qui est resté enterré depuis plus d'un demi-siècle. La douleur profonde, le deuil, parfois la honte et le regret sont aussi des facteurs qui font que les auteurs et les derniers témoins se taisent pour s'épargner de la souffrance et l’épargner à leurs enfants et petits-enfants.