Souvenirs du 15 avril 1960

 

15 février 2020, François

 

 

Après avoir recomposé le récit qui a été au cœur de nos échanges pendant plus de deux ans, Ammar, je voudrais les inscrire dans l’esprit des mots de Salah ben Aïch que tu nous avais rapportés dans un message du 2 décembre 2016 :

 

 

« Il est temps pour nous qui avions les armes à la main, maquisards ou soldats français, de nous serrer la main et de nous réconcilier avec nous-mêmes, avec l’histoire, et de transmettre un message de fraternité, d’apaisement, et surtout d’espoir à la nouvelle génération des deux rives ».

 

 

Je t’ai parlé plusieurs fois du capitaine Michel qui a dirigé l’opération de Bourihane. Je t’ai envoyé une photo où on le voit de dos, à cheval, en direction d’Ali Charef. En voici une autre qui a été prise le 10 juillet 1960, lors de l’inauguration du pont du Kilomètre 19. On aperçoit à l’arrière-plan des moghaznis en grand uniforme.

 

Il y a dans mon livre, Pour un pays d’orangers, un passage que je voudrais te dédier, à toi, et à tous les tiens. Il est dans le chapitre intitulé « Un vendredi-saint ». En 1960, c’était le 15 avril, quinze jours après Bourihane. Le capitaine Michel était ce jour-là d’une tristesse que je ne lui ai jamais connue autrement.

 

D’après mon camarade Rémi Lasserre, qui était responsable du Centre de formation de la jeunesse algérienne de Collo, et qui participait aux réunions de l’état-major, il faisait l’objet de critiques de la part de certains de ses collègues, à cause de la façon dont il faisait la guerre. Il a été blessé dans un accident de Jeep qui était sortie de la route, au mois de juillet ou au mois d’août 1960, et il a été remplacé à ce moment-là.

 

 

 

 

Ci-dessus, le capitaine Michel lors de l’inauguration du pont du Km 19, sur la route de Collo à Tamalous, le 10 juillet 1960

Extrait de « Pour un pays d’orangers », p. 133 à 136

 

Un après-midi du mois d’avril, [le capitaine Michel] nous a annoncé qu’il partait à Kerkera, puis, revenant sur ses pas : « Vous venez ?... m'a-t-il demandé. Allez, venez ! » J'ai pris mon pistolet mitrailleur, et nous sommes partis en Jeep sur la corniche qui longe la côte en direction de Kerkera. Soudain, avant le pont de l’Oued Cherka, il a quitté la route pour aller aux Ouled Mazouz. Cette zeriba s’alignait au bord de la baie de Collo, en limite d’une plaine défoncée abandonnée par les crues de l’hiver. Le ciel était bas et gris; le capitaine slalomait lentement parmi les trous; nous étions seuls ; nous nous tenions sur nos gardes, par habitude et par prudence. Quelle tristesse le hantait ce jour-là? Je ne sais quelles pensées lui traversaient l’esprit. Le silence créait une sorte d’intimité entre nous.

 

 

C’était le Vendredi saint. Chaque année depuis mes dix ans, ce jour avait été marqué par la liturgie brève et dépouillée consacrée au récit de la passion de Jésus. Une histoire de mort, prévue, consentie, accomplie, et atroce dans son détail. Au collège Saint Jean-Baptiste, à Bapaume, il n’y avait pas classe; nous écoutions le «sermon de la passion», pendant l’après-midi. Le prédicateur nous décrivait les supplices d’après les connaissances historiques et scientifiques les plus récentes; j’apprenais quels genres de fouets avaient pu être utilisés pour la flagellation, comment le prisonnier était attaché le dos tendu, d’où venait l’usage de la couronne d’épines, comment on clouait un condamné sur la croix, combien de temps durait son agonie, comment il s’étouffait lentement par le poids de son corps. C’était un des rares moments où on percevait la crucifixion pour ce qu’elle est. Une torture fatale. En temps ordinaire, on voyait tant de croix et de calvaires, on se signait si souvent, qu’on ne pouvait pas y penser à chaque fois.

 

 

Tandis que nous cahotions dans les marécages asséchés, entre l’oued Cherka et l’oued Guebli, la tristesse m’envahissait, peut-être libérée par la vacuité de cet après-midi, accordée au ciel gris, si rare dans ce pays.

 

 

La zeriba des Ouled Mazouz était ceinturée de roseaux, de figuiers de barbarie et de buissons qui poussaient en abondance sur les alluvions laissées par les crues. Comme nous ne trouvions pas d’accès, nous avons embarqué cinq ou six gamins dans la Jeep et ils nous ont conduits près d’un conseiller municipal de Collo qui travaillait dans son jardin. Le capitaine lui a expliqué que ses pommes de terre étaient trop serrées et qu’il devait laisser quarante centimètres entre chaque pied. Il a aussi demandé la permission de saluer sa femme qui venait d’accoucher et elle s’est montrée avec son bébé dans les bras. Il a distribué quelques pièces aux enfants qui nous avaient accompagnés et nous sommes repartis vers Kerkera. Notre visite au lieutenant de la SAS ne paraissait pas plus motivée que celle aux Ouled Mazouz. Des phrases de routine, l'esprit ailleurs, pour passer le temps, meubler la conversation. Nous avons continué en direction de Ghedir. A mesure que nous nous élevions dans la montagne se découvrait, dans la vallée de l’oued Guebli, toute l’étendue verte des blés, de l’avoine, de l’orge, et même du sorgho, que me montrait le capitaine. Des fillettes se trouvaient au bord du chemin et nous leur avons proposé de monter avec nous. Après une hésitation, la plus grande s’est avancée et elles se sont serrées sur la banquette de la Jeep, intimidées et heureuses. Le chef de poste était en patrouille et nous nous sommes assis sur le bas-côté pour l’attendre. Il était 5 heures du soir; tout le monde revenait au regroupement.

 

 

Ce retour des habitants de Ghedir fut le moment le plus silencieux de l’après-midi. Ils avaient été arrachés à leurs mechtas et regroupés à la fin du mois de novembre précédent; pendant la journée, ils allaient cultiver leurs terres ou récupérer ce dont ils avaient besoin. Je voyais des pauvres à tout moment depuis mon arrivée en Algérie, mais jamais je n'avais eu le sentiment d’une pareille misère. Assis contre le talus, nous regardions la file qui passait devant nous sur l’autre bord du chemin. Rien de martial dans notre attitude, assurément. Quelle injustice cependant. La lettre que j’ai faite de cet épisode s’est écrite spontanément sur le modèle de ces dictées de mon enfance rurale où on décrivait le retour des troupeaux. Mais j’étais bien loin de la joie qui animait les villages quand les bergers descendaient des alpages avec leurs brebis. Les enfants qui suivaient leurs chèvres ou leurs moutons, quelquefois une vache, nous regardaient par en-dessous, l’air craintif et fier à la fois. Des femmes détournaient brusquement la tête, quand elles arrivaient à notre hauteur, à moins qu’une cruche ou un fagot ne les oblige à la tenir toute droite. Certaines étaient pliées sous des charges plus grosses qu’elles. Les hommes passaient, les yeux fixés sur le sentier, et un vieux fellah, juché sur son âne, la houe posée en travers de son turban, nous a fait un grand salut militaire. Nous étions installés en position de spectateurs, mais il me reste, de cette pause sur le talus de Ghedir, le sentiment d’avoir été le spectacle de la foule qui passait devant nous. L’évidence qu’ils nous observaient s’imposait par le soin que la plupart mettaient à éviter de nous regarder, sinon de façon furtive, à l’avance, pour savoir à quel moment précis nous ignorer. Comme s’il s’agissait d’une scène honteuse. Double honte : eux de notre présence, et moi de leur misère.

 

 

Pour la première fois, et l’une des rares fois avant l'automne 1960, ma lettre a craqué au beau milieu : « Je n’éprouve plus le plaisir que me causait autrefois la rédaction d’une lettre… » ai-je écrit. Ma difficulté n’était pas tant d'écrire que de taire ce qui ne répondait pas à la belle image de la pacification. C’était la première fois que je voyais vraiment ce qui en était.